Le thé infuse, les hirondelles tournent en criant dans le ciel, les racines des fleurs absorbent l’eau, Adam ouvre les yeux. Je me déplace de la cuisine à la chambre et de la chambre au balcon et du balcon à la salle de bain et de la salle de bain à l’autre chambre entre les courants d’air toutes fenêtres ouvertes. J’assiste aux premières sensations jouissives de l’enfant grâce à la prononciation d’une litanie de nombres : deux mille neuf cent quatre-vingt soixante-trois et surtout des nombres qui n’existent pas, que le vertige soit. Puis on parsème de la poudre de cardamone, de cannelle et de vanille sur une substance laiteuse, on termine par un filet de sirop d’agave ; on dirait un désert, la mer et une plaine enneigée, tout cela en même temps dans l’assiette aux fleurs bleues, la cuillère en suspens prête à tout effacer. Adam saute à cloche-pied en oubliant ses fruits en morceaux, à chaque saut de la poussière tombe, à chaque saut le soleil monte.
Alors on revient au texte, voilà comment se déroulent les jours, d’un livre à l’autre, infiniment. Nous sommes des passants. Et j’ai soif. Bien souvent ce sont eux qui me lisent – comme ce jour dernier où un incendie a éclaté au numéro sept alors qu’un trompettiste m’ouvrait le texte aux pages de l’Apocalypse. Voilà comment se déroulent les jours comme des rouleaux de papiers dans lesquels je m’entoure en déchirant les mystères qui me sont révélés. Et maintenant je vais traverser l’appartement d’un bout à l’autre pour attraper celui qui manque car il manque toujours un livre et il faut le traverser dans un sens et dans l’autre et sortir, en chercher d’autres … En chemin je m’arrête sur le balcon, je vois un carré de ciel bleu sans une nuée, des points gris furtifs et dotés d’ailes traverser le monochrome. Je suis interrompue par des appels, les lignes sont pourtant continues et j’ai soif, j’écris au point le plus haut du soleil, il est midi. Les mains pleines de sucre, de toutes façons deux et deux ça fait quatre, Adam chante les nombres et les dragons vivant au centre de la terre dans la boule de feu. Je suis un passage de livre où seules les Heures passent du soir au matin, je suis l’abstraction du Temps, les ténèbres qui s’ouvrent et coulent. Je suis aussi une jeune femme assise dans cette cuisine écoutant le bourdonnement du réfrigérateur et les gargouillis de son ventre. J’ai faim, faim de tout ce qu’il y a sur la table : révélations, Vagues, Vallées des papillons, visions. Je suis La femme des sables que je n’ai pas encore mangée. « Tiens, me dit-il, prends-le et mange-le ; seulement il te sera aigre aux entrailles, bien qu’à la bouche il doive t’être doux comme le miel. » Je pris donc le petit livre de l’ange et le mangeai. (Passage de l’Apocalypse.) La forme des nuages change à chaque fois que je reprends mon souffle. Jusqu'au baiser de la mort je tourne jusqu'à moi-même.
Une raie de lumière découpe un angle d’ombre sur la façade en face, des poutres forment un quadrillage soutenant et le carré de ciel est intact comme mon âme en restant là et en ne bougeant presque pas je suis la Voie du Ciel « ne pas appeler et pourtant faire venir » observant les métamorphoses du vide, la vie silencieuse et géométrique. Si je m’éloigne je frémis alors je reviens à l’Origine. On dirait que je suis le point fixe : autour de moi les tables, les portes, les fenêtres, les livres s’ordonnent. Vient la nuit, l’heure des hirondelles est passée, c’est le calme à nouveau après le tourbillon de cris, j’écris jusqu’à ne plus voir, je tombe avec - sur le papier, Adam s’endort, je voudrais sentir le parfum des roses la nuit, être sans histoire, soumise à de légères variations de couleurs et de lumière les jours et les nuits défilant. C’est tout.
Tout arrive – exactement comme l’ombre sur le balcon l’après-midi. Exactement comme se produit sur celui-ci le côtoiement inédit de grains de café avec des graines de sésame, des pommes de pin avec des châtaignes, des plantes grasses avec de la vaisselle cassée… Tout se transforme – une théière blanche sans capuchon pour arrosoir. Ainsi les cerises en compagnie des livres sur la table ronde en bois de la cuisine au retour du marché. Je lave les fruits, les légumes, les trie. Puis je mets en pots la menthe et le basilic, de la terre vient se glisser sous mes ongles, dans son coin le jasmin grimpe encore. Pendant qu’Adam dessine des maisons avec des racines, une fraction de seconde l’oiseau chante sur l’antenne et s’envole, je suis allongée et mes jambes sont nues. Il manque une chaise. Elle est en train d’être réparée dans un atelier là-haut. Il manque un concombre pour faire un taboulé imbibé d’huile d’olive et de jus de citron parfumé allègrement de menthe fraîche. A chaque fois que je reviens au point de départ, j’abolis le temps, j’efface l’histoire. Rien plus que le repos des objets, que la quiétude des fruits, que la répétition du monde à travers une cosmogonie de livres. Et pendant qu’Adam dors, j’ai le vertige du vide sur le balcon et je nomme, je nomme encore. A l’intérieur des toiles d’araignées parlent les langues de feu. En silence autour de la table où Personne n’est assis et entre la chambre et le couloir au milieu des gestes suspendus - celui d’écrire. Tout s’écoule. Et si je cherche votre visage au dehors vous vous dissimulez et si je me promène en moi-même vous apparaissez.
Sacha Steurer
Commentaires
Enregistrer un commentaire